Le corps du futur

C’est le titre provisoire du premier long-métrage de Sendres.
Voici le texte original autour duquel Sendres tisse la trame de son scénario.

Je n’ai jamais vu une personne morte.

La mort c’est le futur, c’est le corps du futur.

La Grand-Mère de ma grand-mère était une Charrua authentique.
Elle est morte à l’âge de 115 ans.
Elle ne prenait aucun médicament, elle se soignait elle-même.

Tous les soirs, après le dîner, elle buvait un verre de vin rouge et fumait un havane. Ensuite, elle se couchait avec « Dieu, le Saint Esprit et la Vierge Marie », et tous les matins, elle se réveillait toute seule dans son lit. Un jour, elle s’est réveillée avec eux.

Ma mère m’a raconté qu’un an après sa mort, lorsqu’on est allé chercher ses os, elle était encore intacte dans le cercueil. Seule la couleur de sa peau mate avait changé et avait pris celle du fer rouillé.

J’ai imaginé ses yeux fermés, ses jambes serrées l’une contre l’autre et ses bras collés au corps, comme les morts dans les films.

Elle ne parlait plus, mais sa bouche était ouverte comme celle de la momie égyptienne de mon magazine National Geographic.

J’ai imaginé que son sang avait séché et qu’elle avait simplement changé de peau.
Plus tard j’ai compris qu’elle avait été un papillon métamorphosé en larve.

La Grand-Mère de ma grand-mère avait demandé d’être couverte de fleurs rouges, et cela a été fait selon sa volonté.
Sa tombe était un trou creusé dans la terre, des roses et des œillets enracinés dans sa chair poussaient en direction du soleil.

Elle aimait tant la couleur rouge que lorsqu’on lui demandait à quel groupe politique elle adhérait, elle choisissait sans hésitation le « partido Colorado », celui du drapeau rouge.
Celui qui avait fait couler le sang de ses semblables jusqu’à leur extermination.
Assurément, elle ne pouvait pas lier la couleur rouge au malheur.

« La Grand-Mère de ma grand-mère »… Je l’ai toujours appelée comme ça. Elle n’a pas de prénom, elle n’a pas de nom.
Aucune des femmes de sa famille: ni sa fille, ni sa nièce, ni la nièce de sa nièce ne s’en souvenait.
Ses descendants étaient mes ascendants, ma mère, ma grand-mère, mon arrière-grand-mère. Ce sont mes « mères ». C’est moi qui ai posé la question, comment s’appelait elle?

Prisonnière des Adelantados espagnols, elle avait été sauvée d’une mort certaine par un corsaire portugais. À la suite de la mort de son corsaire, atteint par les lances des Adelantados lors de leur fuite, elle avait été récupérée par les colons espagnols.

Elle a travaillé pour les colons, son patron l’a mise enceinte, elle a eu trois filles.
Il lui était interdit de prononcer un seul mot dans sa langue maternelle. Elle a appris l’espagnol, mais elle refusait de le parler, elle utilisait ses yeux pour se faire comprendre.
Ses filles parlaient la langue du patron, avaient la religion du patron, mais le patron avait oublié qu’il était leur père.

Ses filles se sont mariées et elle est allée vivre avec elles.
Cependant, aucune d’elles ne se souvenait de son nom.
Aucune de mes « mères » ne s’en souvient.
Elle avait perdu son prénom.
Personne ne voulait connaître son prénom, la nommer c’était accepter d’où elle venait, quelle était son origine.

C’était une sorte de résistance, cette volonté d’oubli et d’effacement de toute trace génétique de la Grand-Mère de ma grand-mère dans leur sang.
Cependant, femme après femme, à travers les âges, chacune parle d’elle sans la nommer: « _ un jour, ma grand-mère, enceinte alors -m’a raconté ma propre grand-mère- a échappé aux voix qui la poursuivaient lorsqu’elle traversait la forêt, de retour en chemin vers chez son patron, après avoir fini le lavage du linge… »;
« – Ce jour-là -m’a raconté ma mère-, elle a perdu son enfant, qui était un petit garçon au visage tout rond. Depuis ce jour, on entendait, tous les soirs, les pleurs de l’enfant venant de sous un arbre planté dans le jardin de la maison. »
Des histoires fantastiques comme celles-ci se sont transmises de mère en fille à travers les générations, car après la mort de ce garçon, la Grand-mère de ma grand-mère a eu trois filles, dont la première a eu aussi trois filles…

Les filles de La Grande Mère de ma grand-mère opposaient une résistance à leur héritage génétique, mais l’intensité croissante de cette résistance ne faisait qu’accroître la puissance du sang de leur mère dans leurs veines.
Cette lutte cellulaire ou génétique a déclenché un effet chimique chez la première femme née après la Grand-Mère de ma grand- mère: le diabète.
Fille victime et sœur aînée et assassine à la fois, elle portera et transmettra cette maladie comme une marque « porteuse de mort », transmettant la vie tout en donnant la mort. C’est une condamnation.
Après La Grand-Mère de ma grand-mère, chaque fille aînée a eu trois filles comme elle.

…. De fille aînée à fille aînée….
…De sœur aînée à sœur aînée….

Je suis fille aînée et sœur aînée.
Je suis le futur de La Grand-Mère de ma grand-mère.